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  • Duras telle qu'en elle-même Revue Inferno Magazine

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    « La Douleur » Marguerite Duras, Maud Andrieux, Cie du Barrage – Théâtre Marguerite Duras (TMD) itinérant, Galerie Atelier Gamaury à Bordeaux , 12 et 13 avril – dans le cadre du mois Marguerite Duras – du 5 au 28 avril – programme complet http://www.theatremd.com

    Duras, telle qu’en elle-même

    Le printemps a ses rituels. À Bordeaux ce n’est pas seulement le vol des hirondelles traversant à l’aplomb du Pont de pierre les ciels chargés de la Garonne qui l’annonce, le retour attendu du théâtre nomade de Maud Andrieux en sonne la venue. De saison en saison depuis bientôt cinq ans, dans le quartier branché des Chartrons, le Théâtre Marguerite Duras fait entendre un mois durant l’œuvre de celle qui prit pour nom le village du sud-ouest où s’enracine la maison paternelle.

    Ce soir-là dans la galerie où le TMD a planté son décor provisoire, le sujet est dur. Sur fond d’époque trouble de l’occupation allemande, l’attente d’une femme, « La Douleur » de l’attente impossible de Robert Antelme, le mari envoyé dans les camps et dont elle est sans nouvelle… Bien des années après, Marguerite Duras a couché sur le papier ces moments d’une vérité sans fard avec la petite musique de l’écriture comme seule arme pour dire ce que les mots en eux-mêmes ne peuvent livrer des affres de l’attente, de la cruauté de l’espoir insensé jusqu’à envier cette jeune femme en pleurs, enceinte d’un homme qu’elle ne reverra jamais, et qui, dans la file d’attente sans fin, relit en boucle la dernière lettre qu’il lui a adressée. « Elle au moins, elle n’attendra plus », dit-elle.

    Ce récit se mêle à l’autre, celui de ses rapports avec « Monsieur X. dit ici Pierre Rabier », l’agent de la Gestapo avec lequel elle eut un commerce des plus troubles. Fasciné par l’intellectuelle qu’elle était, lui qui était entré dans la police politique du IIIème Reich faute d’avoir pu ouvrir une librairie de livres d’art, séduit par sa beauté d’alors – même si les ravages de l’alcool à venir avaient comme par avance marqué son visage -, il entretint des rapports de séduction avec celle qui s’en satisfit au prétexte d’obtenir de lui des renseignements sur le lieu de détention de son mari dont le sort semblait lui appartenir. Entre attirances et répulsions, leurs relations vont venir recouvrir l’autre drame intime faisant de cette situation limite un maelström déchirant.

    « Face à la cheminée, le téléphone. A droite, la porte du salon et le couloir. Au fond, la porte d’entrée. Il pourrait revenir directement, il sonnerait. Il pourrait également téléphoner, « Je suis à l’hôtel Lutetia pour les formalités ». Ce sont des choses qui sont possibles. Il n’y a pas de raison particulière pour qu’il ne revienne pas. Il n’y a pas de raison pour qu’il revienne. » Dès les premières paroles égrenées, la magie opère… Maud Andrieux, émergeant de la pénombre d’une mémoire aussi troublée que troublante, s’assoit pensivement dans un fauteuil devant un guéridon où se détache un téléphone d’époque. Elle va tenter de dévider les fils de cette histoire mouvante en elle comme si dans une autre existence peut-être, elle s’en souvient secrètement, elle fut cette femme nommée M.D. Viendra aussitôt culbuter ce temps d’avril 45, celui du matin du 6 juin 44, dans la prison de Fresnes où elle était venue apporter un colis destiné à son mari, arrêté le 1er juin par la Gestapo. Quelques jours plus tard, en recherche toujours d’un permis pour envoyer ce fichu colis de vivres, elle tombera sur un certain Pierre Rabier, l’agent qui procéda à l’arrestation d’un certain Robert L. [Robert Antelme] impliqué dans l’affaire de la rue Dupin.

    A plusieurs reprises, viendront entrecouper le récit dévidé, les voix off de Pierre Rabier et de Marguerite Duras, comme des irruptions de la mémoire à vif dans le présent tourmenté de l’écriture. Les fragments de conversations s’invitent… Rabier ne supportant pas son silence mais n’ayant par ailleurs aucun scrupule d’arrêter et d’envoyer à la mort ses prises ; la photo de François Morland, le chef de réseau qu’il lui est sommé de reconnaître en échange de la libération de son mari. Viendront aussi s’inviter dans la mémoire recomposée les débris d’histoires éclatées comme celle de Mme Kats qui pendant plus de six mois avait lavé, repassé, rangé soigneusement les vêtements de sa fille handicapée, pour que tout soit prêt à son retour du camp où elle avait été envoyée, ces petits riens dérisoires qui scandent l’attente des femmes de tous les temps. Et puis le dernier rendez-vous près de la Gare Saint Lazare, résonne en voix off la conversation dans le restaurant où la défaite de l’Allemagne nazie est annoncée, mais où sa résignation à lui n’est pas de mise tant il est dans le déni de la perte d’un rêve de grandeur folle.

    Pierre Rabier fusillé, le retour de la paix claque comme une injonction d’oubli, un ordre souterrain de fabriquer à son corps défendant le rejet mnésique de ce qui appartient à l’inoubliable… Enfin ce jour de mai, la sonnerie du téléphone. La voix rapide de François Mitterrand au bout du combiné. L’épilogue. Le retour d’une forme flottant entre la vie et la mort. Une plage en Italie l’été suivant… « Il n’est pas mort aux camps de concentration », dernières paroles avant que le noir final n’engloutisse le visage illuminé de Maud Andrieux et avec lui, la fin d’un voyage immobile au centre de l’impensable.

    Sur une petite musique lancinante et sur fond des clairs-obscurs savamment étudiés de Frédéric Paquet, Maud Andrieux, sensuelle et sensée « interprète » de Marguerite Duras, directrice artistique de la Compagnie du Barrage, se coule avec grande finesse et intelligence raffinée dans les plis secrets de la psyché de M.D. pour en exhaler les parfums sombres et enivrants, la colère et la détresse. Entre elle et l’auteure de L’Amant et de La Douleur, il y a comme une évidence, celle d’une rencontre la boétienne, « parce que c’était elle, parce que c’était moi », correspondances électives qui portent jusqu’à nous la prose envoûtante de l’écrivaine de la rue Saint-Benoît.

    Yves Kafka

    « La Douleur » – Photo Frédéric Galy

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